Un coup d’avance, un goût d’enfance

Un coup d’avance, un goût d’enfance

par Jérôme Diacre

 

L’exposition de Sanjin Cosabic et Diego Movilla a commencé le 10 septembre et s’est terminée le 31 octobre 2011. Durant cette période, les frappes aériennes de l’OTAN sur la Libye ont permis de soutenir la révolte menée par le CNT. Le 20 octobre, le colonel Kadhafi est débusqué et abattu. Le lendemain, le journal Libération fait sa une avec l’image de la dépouille ensanglantée du tyran mort. Les photographies de scènes de joie dans toute la Libye se multiplient ; celles d’hommes, de femmes et d’enfants les bras levés succèdent à celles des armes brandies par des combattants durant le conflit. Ce peuple libéré retrouve enfin – pour combien de temps ? une joie d’enfant, l’éclat d’une liesse emplie de larmes, de rires ; une allégresse maladroite, incrédule… presque surnaturelle, mythologique1. Cet état mythologique, infra-historique, est présent dans les œuvres de Sajin Cosabic et Diego Movilla. Il se trouve dans leurs œuvres une force, une énergie qui a gardé de l’enfance un spectacle initial qui résiste ardemment à la brutalité institutionnelle sans grâce ni vitalité.

Diego Movilla est né à Burgos en Espagne, dans la ville de la dernière exécution capitale accomplie sous le Général Franco, en 1975. Dans la ville originaire du Cid, il est fréquent de croiser, sur la vieille Plaza Mayor bordée d’immeubles sans âge, des officiers de l’armée en tenue d’apparat et des prêtres en soutane. Non loin de cette place, l’immense statue équestre du Cid montre un homme robuste à large barbe, vêtu d’un harnois imposant, qui pointe son épée d’une longueur interminable en direction de Valence. Sanjin Cosabic est arrivé en France durant la guerre de Bosnie. Il est originaire de Banja Luka, devenue capitale de l’entité serbe de Bosnie. Issu d’une éducation laïque, il a appris un jour qu’il était musulman parce que des fascistes serbes le lui ont signifié brutalement. Lui et sa mère ont pu quitter la ville grâce à un ami serbe vers le milieu de la guerre. Son père à été sauvé d’un camp vers la fin de la guerre par cet même ami. Il n’a depuis revu que quelques amis d’enfance ; les survivants se sont réfugiés en Allemagne et dans les pays scandinaves. Les œuvres de ces deux artistes sont liées par une sorte d’intuition enfantine qui impose que toute obscurité3 ne peut être conjurée qu’à la condition de lui faire porter le poids de l’explication d’une autre obscurité.
À l’origine du projet de l’exposition, j’avais proposé « … que ce qui est juste soit fort. ». Leurs pratiques, les enjeux politiques qu’ils soulèvent, les processus de séductions et les pièges de divertissement qu’ils mettent en place me semblaient correspondre à l’idée ironique et ingénieuse de Pascal. J’avais en ce sens parlé de leurs œuvres en termes d’« aventure géométrique et d’exactitude de la séduction ». Mais une nuit, il en fut décidé autrement, à la manière d’un Malcolm Lowry dont la légende raconte que la traduction de la préposition under – sous, au-dessous, en dessous… – le volcan, fut décidée dans un bar, le Perroquet, près du parc Montsouris, sur les conseils de la patronne de l’époque et après avoir bu de nombreux rhums et fines. jYin et jYang, dans une situation analogue donc, est une prononciation bos-gnol des catégories philosophiques chinoises, aux environs de trois heures du matin. Ce qui compte à leur yeux, c’est moins le plausible que l’expressif. Ils ont sans doute raison. Leurs travaux et la manière qu’ils ont de les évoquer possèdent la noblesse de l’insolence. Aussi admettra-t-on avec eux que vivre de son art revient à construire des châteaux en Espagne. Ainsi leur travail conserve-t-il la douce innocence, un peu nostalgique mais encore ardente comme un pari fraternel, du château de cartes dont l’écroulement à venir mobilise davantage le désir de projets ambitieux5.
Avec les auteurs structuralistes, on a longtemps demandé à la peinture de rendre compte d’une sémiotique générale destinée à rendre lisible la construction des sociétés occidentales depuis le Quattrocento. On lui a donné la responsabilité d’assumer un regard et un imaginaire collectif par lesquels un rapport à l’espace, des langues nationales modernes et toutes les possibilités expressives se trouvaient depuis Alberti jusqu’à Picasso et Delaunay rassemblés sur le territoire européen. Cette fonction essentielle atteint son sommet avec Dürer qui, le premier, publia un traité où furent rassemblés dans une même approche le langage des formes et de la composition et l’invention de l’allemand technique et scientifique. La peinture a donc joué un rôle à la fois de véhicule pour la dimension la plus institutionnelle de la culture mais aussi témoigné de paroles singulières, incantatoires et prémonitoires, comme celles d’un enfant dont la voix perce le silence de la nuit.
Aujourd’hui la peinture a peut-être reculé quant au destin historique qui fut le sien. À l’aire du numérique, elle tend à devenir, comme la poésie, une voix singulière hantée par l’effondrement de sa tâche culturelle mais libérée des attentes normées par l’univers des signes. Est-ce pour cela que le dialogue savant entre les peintres de toutes les époques à propos des enjeux de la représentation devient le leitmotiv de bon nombre d’œuvres modernes et contemporaines ? Il demeure que beaucoup de tableaux de Sanjin Cosabic évoquent l’événement du 11 septembre 2001 et prennent le parti d’en témoigner avec gravité et ironie. La destruction des tours jumelles ainsi que la démolition du WTC7 et l’imago qui en résulta caractérisent le mouvement historique actuel de l’Occident dans le partage des regards. Sur fond d’une image de ruines (– en ruine ?) qui s’efface peu à peu en ne laissant dans les mémoires que l’ombre d’une pointe d’acier sur un ciel gris, la peinture prend maintenant en charge la résistance au discours du maître qui s’est emparé de toute la visibilité. Ce discours du maître que personnifie toute image aujourd’hui se confronte alors à l’insolence des peintres qui, armés de leur audace et de leur incrédulité, jouent toujours avec un coup d’avance sur la représentation que le monde a de lui-même. « La pérégrination reprend, mais d’un cours si erratique que l’homme semble quêter quelque chose, plutôt de tenter de s’en souvenir. Ou peut-être, comme le pauvre chat qui a perdu un œil dans la bataille, ne cherche-t-il que sa vue ? »