Lieux de passage – Alberto Martin

LIEUX DE PASSAGE

par Alberto Martin

Deux éléments de la pratique picturale actuelle semblent incontournables. Le premier est l’attitude consciente de l’histoire du genre, de sa généalogie. Le second est l’évidence que toutes les pratiques artistiques s’insèrent dans un monde d’images qui oblige à affronter de façon inéluctable un vaste domaine de références visuelles.
Ces deux éléments obligent à mettre en place des processus continus de réélaboration, d’échange, de déplacement, de recomposition ou de réappropriation. Dans ce sens, la peinture se réévalue de plus en plus dans un espace où le visible prend de l’importance dans le contexte actuel de surexposition médiatique. La réalité et le système de signes et de structures visuelles nous entourant ont fini, pour ainsi dire, par se confondre et devenir égaux. Le jeu d’écrans et de reflets qui relie la réalité avec le spectateur domine le visible, la réalité nous parvient décomposée à travers de nombreux moyens.
Cependant, nous n’accédons plus seulement au monde extérieur grâce à ces multiples images se renouvelant et se transformant tous les jours, mais aussi à travers une image de ce qui nous entoure créée technologiquement, qui apparaît aussi mélangée et synthétisée avec l’immense « fichier » d’images préexistantes. Toutes les conditions de construction du visible se fondent donc dans une même problématique : leur statut, leur support et leur circulation; la nature et la position du regard du spectateur; le spectacle médiatique; le rôle joué par les images préexistantes cohabitant avec celles de la nouvelle génération.
Bien évidemment, toute la peinture produite aujourd’hui ne traite pas de ce type de dialogue critique avec le monde contemporain – le régime de visibilité étant l’un des domaines fondamentaux d’actualisation critique de notre présence dans le monde. Pourtant, il est remarquable qu’une grande partie de la pratique picturale actuelle la plus intéressante s’oriente résolument vers ce domaine. Ceci implique – même si les résultats ne sont pas convaincants – une actualisation nécessaire des stratégies critiques au sein de la peinture – tant au niveau du visible qu’au niveau du moyen lui-même – ainsi qu’un développement de positions de résistance et de subversion par rapport au regard et au territoire, lequel se déploie entre l’image et le spectateur.
Diego Movilla travaille dans ce domaine. Dans des déclarations parues dans le catalogue IMAGE(N) IN(E)STABLE, lequel contient des oeuvres de l’artiste réalisées entre 2004 et 2006, il exprime catégoriquement quelques-unes de ses préoccupations : l’incorporation de l’interférence comme mécanisme d’obstruction visuelle sur l’image de base ou de fond contenue dans le tableau; l’utilisation de formes géométriques; l’intérêt pour les médias, et spécialement la télévision et Internet; le dialogue conscient avec la propre tradition picturale, et finalement, le développement de processus d’un point de vue photographique, sculptural et même numérique.
Dans ces oeuvres, antérieures à 2007, nous percevons déjà quelques-unes de ces procédures critiques déjà citées : dans des pièces comme Parade II, Espacios de espera, World Games II ou Hoy me encuentro ausente y ocupado, entre autres, l’artiste construit une tension entre l’image et le signe, entre la réalité et le symbole. Cette tension résout l’opposition entre la figuration et l’abstraction,
20> Traduction française
déjà obsolète. L’image de fond, résolument figurative, renvoie à une réalité extérieure partiellement masquée par des formes géométriques utilisant des couleurs simples. L’insertion de cet élément formel perturbe l’ordre de la représentation et de la signification, ce qui met en évidence la prolifération de signes et de signaux qui entrent en collision avec l’ordre établi à partir du domaine du virtuel et du technologique.
Ce trait gagne de l’autonomie et de l’efficacité dans une série de peintures postérieure à 2007, Splums, où, plutôt qu’une insertion visuelle, il pratique un vrai prélèvement de l’image. Ici, l’artiste ne prétend plus cacher ni masquer, comme il le faisait dans Espacios de espera, mais plutôt provoquer une transformation ou métamorphose grâce à la projection d’un moule ou empreinte visuelle sur la surface picturale. La création se centre, donc, sur des opérations entraînant la réapparition de la figuration sous de nouvelles conditions, ainsi que la création d’autres visibilités, dont celles dérivées de la transposition de l’image d’un contexte à un autre et des effets et des traces de ce processus.
Dans un autre groupe d’oeuvres, comme La puerta, Download ou The River, l’artiste montre le désir de faire des recherches sur la multiplication du plan pictural, soit à travers sa projection sur l’espace d’exposition, soit en fournissant une qualité picturale à plusieurs objets et matériaux. C’est là que devient évidente l’incorporation de plusieurs disciplines – dont spécialement la sculpture – à l’extension de la peinture pratiquée par Diego Movilla depuis quelques années.
En effet, l’utilisation dans ses expositions d’éléments quotidiens – des portes, des chaises, des tubes fluorescents, etc.– et de figures géométriques qui renvoient d’une certaine façon à la signalétique, ainsi que leur disposition dans l’espace de l’exposition, ouvre le travail de l’artiste à un dialogue avec d’autres disciplines comme l’architecture ou le design. Bref, ce contact et cette ouverture interdisciplinaire permettent à son oeuvre de s’étendre vers l’exploitation et la récréation des phénomènes visuels qui nous entourent.
Dans ce sens, le projet Espacio irreversible, présenté par Diego Movilla dans une installation spécifique pour le CAB de Burgos, est un pas en avant, d’autant plus qu’il aide à parfaire ces approches et stratégies critiques. Nous pouvons retrouver au moins trois voies de développement dans ce projet. La première approfondit dans les concepts d’espace et de perception; la deuxième réfléchit sur la nature et sur la genèse de l’image, et la dernière se centre sur la propre pratique de la peinture, ainsi que sur l’utilisation des formes picturales géométriquement réduites.
Le nouveau projet de Diego Movilla a lieu dans un espace rectangulaire unique, dans lequel il dispose plusieurs pièces. En passant parmi la soit disante diversité d’oeuvres présentes, il devient évident que le but ultime du montage est de combiner les différentes propositions de façon à construire une ambiance visuelle qui incorporerait et envelopperait le spectateur. C’est justement dans l’hétérogénéité et dans le flux, dans la transparence et dans la multi sensorialité, que l’on retrouve un des chemins pour agrandir le champ de force où se développe la peinture.
Les axes de résistance qu’une stratégie comme celle-ci doit affronter sont l’homogénéisation, les hiérarchies et la stabilité de la perception spatiale. Il s’agit, donc, de les décomposer en activant chez le spectateur un jeu de transferts et de flux entre supports, images et significations, et en introduisant dans l’espace un courant de stabilité. Ce qu’Espacio irreversible offre donc, c’est une série de rencontres provoquées par la présence des oeuvres, lesquelles jouent le rôle de champs de projection et d’activation visuelle chez le spectateur.
Les oeuvres les plus strictement picturales du projet (des acryliques et des peintures à l’huile sur toile) offrent aussi ce caractère autoréflexif cité auparavant et pointent vers la nature et le processus de formation de l’image. Tant dans les modèles de motifs de cravate et de pull-over que dans la série de peintures à l’huile Cabezas, le symbolisme et la quotidienneté des motifs graphiques choisis ressortent nettement.
Cependant, l’opération n’est pas banale du tout. Les aspects développés dans ces deux groupes d’oeuvres ont une grande répercussion et sont en accord avec quelques-uns des soucis les plus actuels de la pratique picturale : l’introduction de formes dérivées du design industriel ou de l’esthétique informatique dans les supports traditionnels; la contamination produite par une imagerie globale provenant de la télévision ou d’Internet; les effets visuels de la numérisation ou de la pixelisation de l’image; l’utopie de la technologie et de la consommation.
Pour sa part, la traduction de ces sujets en termes picturaux n’est pas moins intéressante. D’abord, ils ont surtout réactivé les principes de construction de l’abstraction et ils ont créé un vaste domaine de recherche grâce à celle-ci et à la représentation à travers le schématisme et l’actualisation de l’une des tendances les plus intéressantes des dernières années du XXe siècle : la réduction géométrique et la répétition. Les variations et les transferts entre la figure et le signe, ainsi que les flux entre les différentes esthétiques et références socioculturelles font partie de cette trame, à laquelle participe résolument le travail de Diego Movilla. Cependant, on peut retrouver encore plus d’implications chez ce groupe d’oeuvres, notamment avec des motifs de cravate et de pull-over.
Comme nous l’avons déjà signalé, la pratique picturale critique doit développer la capacité de décomposer les principes d’homogénéité et de hiérarchisation. L’un d’entre eux, d’ailleurs fondamental pour comprendre l’évolution de la propre abstraction, opère en décomposant la relation entre les compositions décoratives, ornementales, figuratives et abstraites. L’altération de la charge symbolique et de la signification à travers des formules comme la réduction géométrique et la répétition -des opérations déjà citées – est l’une des voies utilisées par Diego Movilla dans ses tableaux.
L’un d’entre eux nous offre un exemple parfait de ce qu’implique cette stratégie. Il s’agit de Modelo para motivo de corbata (50 euros), où nous retrouvons, schématisé et répété, l’un des éléments graphiques apparaissant dans les billets de 50 euros. Il suffit de mettre cette pièce en parallèle avec les commentaires de Mauricio Lazzarato à propos du fonctionnement de la monnaie dans le capitalisme pour voir la représentativité de l’action contenue dans cette peinture :
«Dans ce cadre, ce qui nous intéresse est le rapport entre ligne abstraite non figurative et production de figure, puisque, dans le capitalisme, la monnaie fonctionne exactement de la même manière. La monnaie d’investissement, la monnaie en tant que capital, est un flux indifférent à toute substance, à toute matière, à tout sujet. Flux absolument abstrait, non figuratif qui peut donner lieu à n’importe quelle figure (à n’importe quelle production). (…) La monnaie qui circule dans les banques, qui est inscrite dans le bilan des entreprises, n’est pas du tout la même monnaie que nous avons dans nos poches ou que nous touchons en salaires ou allocations. Ces deux monnaies, la monnaie d’échange et la monnaie de crédit, appartiennent à deux régimes de puissances différentes. »
En outre, il existe deux pièces spécialement remarquables dans ce projet. La première domine l’espace d’exposition car elle occupe une position centrale. Il s’agit d’une colonne formée par 71 châssis sur les côtés desquels l’artiste a réalisé une série d’incisions. Cette oeuvre renvoie d’une certaine façon à une autre antérieure, déjà commentée, qui semble avoir été conçue avec la même intention. Il s’agit de Download, qui se compose d’un panneau blanc sur lequel plusieurs cales de châssis ont été clouées.
Le cas de la colonne nous montre le clair contraste qui s’établit ente l’archaïsme et le conventionnalisme – en termes picturaux – des châssis et les références visuelles contemporaines et quotidiennes des oeuvres l’entourant. Les incisions sur la colonne, comme les cales clouées sur le panneau-tableau de Download, jouent le rôle d’un signe de l’agression ou perturbation picturale, gérée dans cette proposition à travers la contamination, le transfert, le flux et l’hétérogénéité : des stabilités face à des instabilités.
Finalement, pour fermer l’espace où se développe la proposition, nous voyons une installation qui condense d’une certaine façon tout ce que nous avons signalé auparavant. C’est Bandera, une combinaison d’acrylique et de peinture à l’huile sur bois à grand format qui apparaît partiellement percée et qui se trouve en face d’un mur complètement couvert avec un miroir. Ce que le spectateur voit, c’est la partie de derrière, et lorsqu’il s’approche des trous et qu’il regarde à travers eux, il voit le reflet de la propre peinture sur le miroir. Celle-ci répète en grande partie la stratégie et le contenu des motifs de cravate et de pull-over, des signes à forte charge symbolique qui sont schématisés, réduits et répétés.
D’un côté, on concrétise et explicite l’idée d’une peinture déployée et étendue qui imprègne tout ce qui l’entoure. De l’autre, nous pouvons considérer le miroir comme un substitut du tableau, et même de l’objet. Cependant, il est possible d’envisager la pièce par rapport à Duchamp, non seulement parce qu’elle cite occasionnellement l’oeuvre de celui-ci, mais aussi pour sa connexion avec une généalogie de la peinture actuelle (peu explorée et justement identifiée par Christine Buci-Glucksmann). En effet, cet auteur serait à l’origine d’une stratégie basée sur la transformation de l’apparence en apparition.
C’est ainsi que la peinture doit découler et établir une dialectique entre l’évidence et l’opacité, le symbole et la représentation, la figuration et l’abstraction, l’ornement et la signification, la présence et la distance, la surface et la projection spatiale. Cette pluralité de trajets et de devenirs – des lieux de passage, comme Gilles Deleuze l’a bien signalé – est indispensable lorsque « la carte de virtualités tracée par l’art se superpose à la carte réelle dont elle transforme les parcours ». Des lieux de passage qui établissent de nouveaux tracés et de nouvelles trajectoires.